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YHURRI GURRI


Kevin est assis devant sa maison. À côté de lui, son café commence à refroidir. Songeur, il contemple son “castle”. On peut dire qu’il l’aime cette baraque. Plus de 10 pièces en tout, montée sur pilotis, il faut bien admettre qu’elle a de la gueule, les murs extérieurs peints d’un bleu « Adam » éclatant, et une véranda à faire mourir de jalousie tout amoureux du farniente face à la mer. Et puis cette maison, c’est pas n’importe quoi ; elle a un nom, Yhurri Gurri, qui signifie en aborigène bienvenue au tout venant ! Une fois une vielle femme a fait le chemin depuis Gladstone pour voir à quoi ressemblait Yhurri Guri maintenant qu’elle était au bord de l’océan.


Les travaux ont commencé il y a près de deux ans et ils avancent doucement. Peut-être seront-ils finis à la fin de l’année prochaine ? De toute façon, Kevin n’est plus à une année près. Ah ! On peut dire qu’elle en aura fait du chemin sa future demeure ! Au propre comme au figuré, il a fallu la ramener du nord du Queensland : 300 km de route, une journée entière en convoi exceptionnel, des routes bloquées les une après les autres, tout ça pour la déplacer au bord de la mer. Maintenant, il faut la terminer. Remodeler l’intérieur, construire la véranda... Tous les jours, après sa matinée dans les tomates, Kevin s’y attèle. Antoine lui file un coup de main. Ils poncent, peignent, déplacent les murs...

Kevin est un homme profondément gentil et qui respire la joie de vivre mais aujourd’hui, il n’est pas très joyeux. Quand il regarde sa maison, il ne voit que tout ce qui reste à faire avant qu’elle ne soit enfin terminée. Et tous les dollars qu’il lui faudra aligner. Pour ça,

Kevin comptait un peu sur les tomates. “Encore 10 semaines comme celle-là et le Castle sera financé” avait-il même pensé en recevant sa fiche de paye mardi. Malheureusement pour lui, les semaines qui s’annoncent ne seront peut-être pas aussi fructueuses. C’est pas vraiment qu’il risque de manquer de tomates. Sur ce point, pas d’inquiétude, à court terme en tout cas. C’est plutôt qu’il risque de se retrouver bientôt à court de main- d’œuvre... Sans “picker”, pas de récolte et donc pas de travail pour lui. Et, dans ce cas, pas suffisamment d’argent pour finir le “Castle”. Aujourd’hui, 3 Taïwanais lui ont dit qu’ils ne seront plus là la semaine prochaine. Juste après, il reçoit le coup de fil de deux Allemandes qui lui annoncent qu’elles ne reviendront pas. Si on ajoute à ça, les nombreux départs prévus de longue date, il ne restera plus grand monde dans son équipe la semaine prochaine. Pas sûr en tout cas qu’il puisse finir la saison.

Cette fin de saison, Vincent et Jennifer sont certains de ne pas la voir. Dans un mois, ils décollent pour Christchurch. Ils ne resteront à cueillir des tomates que jusqu’au 31 août. En attendant, ils enchaînent les journées en se levant avant 6 heures. Et la météo n’est guère clémente avec eux. Non seulement, elle ne leur a accordé aucun jour de pluie, donc de repos, mais, en plus, les températures glaciales de la nuit ne les incitent pas vraiment à sortir de leur tente à 5h45. C’est drôle d’en être réduits à souhaiter la pluie pour obtenir un break dans la cueillette. Car tant que le ciel le permet et que les tomates sont rouges, il faut se lever pour les ramasser.

Quinze jours d’affilée à se lever à 5 heures, c’est quand même dur. Alors on s’adapte. On se couche tôt. Même si l’accès à la cuisine du shed permet à Jennifer, Vincent, Claire et Antoine de se préparer d’agréables repas après le labeur, le petit groupe veille rarement après 20 heures. Et même quand il y a quelque chose à fêter, les soirées ne sont jamais bien longues. Si Vincent et Jennifer sont hébergés au Castle avec Claire et Antoine, les autres piqueurs dorment presque tous juste à côté, au Caravan Park. Ils y forment une petite communauté : il y a ceux qui se font appeler « les tomates » (ceux qui travaillent dans les tomates, de la cueillette au packaging) ; il y a aussi « les courgettes » (même règle que pour les tomates, mais avec des courgettes).

La plupart sont asiatiques, mais l’ensemble est assez hétéroclite. Après le boulot, c’est toujours agréable de se retrouver pour fêter quelque chose. Chaque anniversaire est donc prétexte à une petite soirée. Tout ce petit monde se retrouve dans un container éclairé, de 10 mètres de long sur 3 de large et 2 de haut, tout au bout du Caravan Park. La règle est simple : chacun ramène un plat. Ce soir, les héros de la soirée sont vegan, donc tous les plats le seront aussi. La cuisine asiatique se mêle à la cuisine française et italienne. A 20h30, certains esprits sont déjà troublés par l’alcool. Les uns se mettent à prier le ciel pour qu’il pleuve enfin, les autres, fatalistes, savent que, demain, il faudra être debout au lever du soleil.


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